j'ai encore vendu mon âme pour une âme sœur. (jaz)

26 février 1990 ; les premiers cris qui déchirent ta gorge. les bras rassurants de ta mère autour de ton corps. première née dans la famille forbes, un avenir déjà tracé. tu le sais pas à l'époque, que tu n'auras pas forcément ton mot à dire. c'est une tradition de reprendre le restaurant pour l'aîné des enfants. alors on te porte avec amour, avec fierté. dans tes yeux à demi-clos on s'imagine déjà la passion dévorante pour la cuisine. toi tu n'es qu'un petit bébé qui hurle dans ce nouveau monde que tu ne connais pas, trop hostile pour toi. qui referme ta petite main autour du pouce de ton père. sans savoir que les choses finiront par déraper et qu'un jour arrivera où ta main ne croisera plus jamais la sienne. où tu oublieras la sensation d'un câlin avec ta mère.

1996 ; tu la regardes avec de grands yeux, ta jolie cadette. et tu espères que vous serez les meilleures amies du monde. sourire ancré sur tes petites lettres qui forment un o quand ses yeux s'ouvrent pour la première fois. tu es une gamine comblée, jaz. tu te fais la promesse de toujours la protéger, de toujours garder un œil sur elle. que ton épaule sera la sienne pour pleurer et que tes mots sécheront ses larmes. une promesse d'enfant que tu finiras par oublier, par ne pas respecter. et son rire s'effacera lui aussi de ta mémoire.

juillet 1996 ; tes mains d'enfant autour d'un ciseau pour couper une tige. les fleurs séchées maintenant accrochées à ton petit cahier. tu en sais déjà plus que tous les autres enfants de ton âge. à chaque nouvelle découverte tu te précipites auprès de la maîtresse pour en savoir plus sur les propriétés de cette nouvelle plante. tu construis ton premier herbier. tu deviens rapidement imbattable, faisant de la flore ta passion. tu es capable de reconnaître une fleur rien qu'en humant sa délicate odeur. les enfants qui jouent au ballon ne sont pas intéressants à tes yeux ; tu préfères examiner de plus près la mousse qui pousse sur le mur rocheux. une passion dévorante, la tête dans les livres pour en apprendre toujours plus. tes notes apposées à côté des fleurs séchées pour ne jamais rien oublier. les légumes posés sur le plan de travail de tes parents sont étudiés pour tes recherches. toi tu ne comptes pas fabriquer de nouvelles recettes. tu veux simplement connaître les secrets des végétaux.

2008 ; les yeux ronds de tes parents à ton annonce ; le sac jeté sur l'épaule, les livres de biologie qui s'entrechoquent. mais une promesse au bout de tes lèvres, une alliance entre vous. jusqu'au master tu iras, reine des fleurs. tout en aidant au restaurant, toujours destinée à le reprendre. les notes excellentes qui ne font que ta fierté, tes parents qui te rappellent de ne pas trop t'attacher. mais les mots de tes professeurs qui résonnent dans ta tête, major de promo. le serpent plante ses crocs dans la pomme pour te détourner de tes engagements. tu ne dis rien mais la nuit tu vis tes rêves.

2013 ; les cris qui déchirent les tympans. les larmes qui coulent le long de tes joues. tes affaires balancées à travers une fenêtre ouverte, tes mains tremblantes serrées autour de ton herbier aux pages arrachées. le cœur qui tambourine, battements effacés pour te donner la mort. tu es jetée à la rue, gamine. parce que tu as rompu ta promesse. et ton regard plonge dans celui de ta cadette, tu aperçois sa détresse au fond de ses iris. tu as envie de refermer ta main sur la sienne pour l'emmener avec toi. lui crier qu'elle peut aussi faire ses propres choix. mais le silence danse dans ta gorge. tu as piétiné les rêves de tes parents, tu as craché sur ceux de ta sœur. et les tiens, victorieux, tu les portes à bout de bras pour les sauver de l'emprise familial. la couronne de fleurs vacille sur ta tête, elle vacille mais ne tombe pas. et après avoir ramassé tes affaires balancées tu te relèves. et tu t'élèves parmi les arbres, parmi les feuilles, reine des fleurs.

2015 ; évidemment ils ne sont pas venus. leur absence est remarqué entre les cris de joie et les rires. tu ne peux compter que sur tes oncles, tes tantes et leurs enfants. tes parents ne sont pas présents malgré l'invitation envoyée. ta cadette a sans doute piétiné le carton fleuri. mais ton cœur est protégée par l'amour. ta main emprisonnée dans celle de ton époux, vos lèvres dans une valse délicate. tes yeux croisent ceux de ta belle-sœur, sourire sincère en commissures. maintenant c'est elle ta sœur. et ce sont eux ta famille.

mars 2019 ; l'air ne veut plus alimenter tes poumons. ton smartphone s'est écrasé sur le sol. l'écran en mille morceaux. le silence règne en maître dans la maison. puis le cri déchirant sort de ta gorge. (tu peux écrire tes adieux à la terre, mon ange) ton corps s'effondre, tes genoux claquent contre le carrelage mais la douleur est silencieuse. parce que la flamme dans ton myocarde s'est éteinte. la mort t'a arraché ton époux, elle a recouvert son corps de son manteau noir. (et je veux partir avec toi, je veux mourir dans tes bras) tes ongles grattent le sol comme une créature apeurée, ton corps est secoué de spasmes. tu n'es plus qu'une loque, la moitié arrachée à tes bras. tu sombres dans la folie, c'est le monde entier qui s'effondre autour de toi. et tu n'arrives pas à te relever, cette fois. le sifflement des fleurs, l'appel des arbres. la flore se tait pour respecter le deuil de leur reine. leur reine est tombée.